Un des fondamentaux du musée de Vassogne est de relier ses collections, par l’étude et le récit, à la réalité contemporaine. Il faut envisager cette réalité complexe et hyper mobile dans tous ses aspects humains, historiques, sociologiques, philosophiques, artistiques. Cette résonance prend tout son sens avec l’exposition Le Réemploi - User, réemployer, rapetasser - de l’avant-guerre à nos jours. Nous sommes à un moment où la question du réemploi et de la durabilité des objets et des produits acquiert une dimension de cause nationale. Il est révélateur que le nom d’abord envisagé pour le « Conseil national de la refondation » voulu en 2022 par le Président de la République ait été « Conseil national de la reconstruction ». De même, la création, en septembre 2022, de L’Observatoire National du Réemploi et de La Réutilisation renforce l’institutionnalisation et la visibilité - en cours déjà depuis de nombreuses années - de l’idée, de la pratique et de l’économie du réemploi. Ce qui fait aussi la différence aujourd’hui c’est que réemploi et réparation ne sont plus des pratiques plus ou moins individuelles dictées par le pragmatisme, la contrainte économique ou le système D mais sont adossées à un impératif éthique et moral : « Je réemploie donc je sauve la planète ». Cette nécessité infuse dans toutes les strates de la société et prend l’aspect d’une révolution des mentalités, au prix parfois d’une certaine récupération marchande. On notera par exemple, ces jours-ci, le slogan d’une campagne publicitaire pour une célèbre marque de bière : « Recyclable, donnons une nouvelle vie à nos bouteilles… ». Les idées aussi se réemploient. L’ampleur de cette réappropriation marque le passage difficile et nécessaire vers une nouvelle culture de la sobriété. L’acuité contemporaine du sujet ne fait pas oublier que sa pratique est aussi ancienne que l’histoire des techniques et des outils. Elle n’a en fait jamais disparu malgré le culte récent - à l’échelle du temps - de l’hyperconsommation, de l’obsolescence programmée et de l’objet à usage unique. Le présent catalogue explore différents aspects de cette histoire.
Georges Dubouchet donne de nombreux exemples de réemploi, de rapetassage, de réparation et de réutilisation dans les milieux populaires, principalement au XIXème siècle. Tous les domaines d’activité sont concernés. Tout est réparable et réparé : des parapluies aux poêles, en passant par les horloges, le mobilier et les filets de pêche, sans oublier les couteaux et les casseroles. Le rémouleur ou l’étameur sont les métiers emblématiques de ces usages. Toujours à propos du XIXème siècle, Michel Bouchez montre l’importance des pratiques couturières pour réhabiliter le linge et les tissus. Les métiers du bois, du bâtiment, du cuir, n’échappent pas à la règle. L’apparition progressive des objets manufacturés en série à la fin du siècle fait disparaître certains de ces métiers au profit de nouveaux. Les figures du quincaillier et du droguiste émergent avec la pratique individuelle du bricolage. Créé en 1866, le Grand Bazar de l’Hôtel de Ville devient le tout premier établissement parisien à proposer des articles étiquetés, vendus à prix fixes et accessibles aux classes moyennes et populaires. L’« art des tranchées », né pendant la Première Guerre Mondiale, est étudié par Jean-Pierre Boureux. Les soldats, souvent des artisans dans le civil, font passer le temps, quand ils le peuvent, et recyclent, détournent, transforment des munitions, entre autres, pour en faire de petits objets utilitaires (encriers, ronds de serviette, assiettes, etc.), des souvenirs ou des objets, de protection symboliques (« arrête-balles »), des talismans ou d’expression d’une foi religieuse. Stéphane Bedhome évoque la récupération intensive de matériaux et objets de la guerre après la fin du conflit. Il y a pénurie de tout. Tout peut servir pour fabriquer de nouveaux ustensiles : une baïonnette est transformée en curette, la poignée d’un arrosoir provient d’une jante de vélo, des branches deviennent des plantoirs. Nécessité fait loi et quand il faut survivre l’imagination n’a pas de limite. Et malgré l’afflux de produits manufacturés ces pratiques vont perdurer. Sur un autre plan, le projet artistique d’Anne Fave et Emmanuel Carquille, La Destination, confronte l’histoire du cinéma et la mémoire du Chemin des Dames dans un travail où le support matériel de la pellicule est transformé par la notion d’usure, de trace, de poussière. Julie Deydier retrace la question du réemploi dans l’art, l’architecture et le design qui commence déjà dès la fin de l’Antiquité mais trouvera une expression nouvelle à partir de l’invention du « ready-made » par Marcel Duchamp en 1913. De nombreuses réflexions contemporaines sur la déconstruction et la réutilisation des matériaux, mettant l’accent sur les ressources locales, renouvellent l’approche sur la durabilité des bâtiments. Au Japon la pratique du kintsugi (réparer et souligner avec délicatesse l’imperfection d’un objet) est lié à une réflexion spirituelle sur l’impermanence des choses. Le détournement, le réemploi ou la réparation font aussi partie intégrante de la réflexion de nombreux artistes contemporains comme Kader Attia. À propos de la littérature, Yves Perrine analyse les différentes ramifications de la notion de palimpseste issue du Moyen-Âge (manuscrit gratté pour laisser la place à d’autres textes) et le rapport aux strates de souvenirs et à la mémoire que cela induit. L’anthologie, le montage, les variantes voire le plagiat, sont autant de types littéraires participant d’une « philosophie » réemploi. Enfin, Claire Feuvrier-Prévotat revient en détail sur l’exposition du musée du Louvre -Lens « Rome, la cité et l’Empire » (2022) qui aborde sous différents angles la question de l’acculturation de la culture gauloise à la culture romaine des années 50 à 25 avant J.-C. Ou comment la mixité entre les deux univers, l’inspiration, l’influence participent d’une nouvelle construction sociale, d’une reconstruction culturelle.
Le panorama que nous vous proposons ici ne peut ni ne se veut exhaustif ; mais il met en relief la force et la pertinence de la question du réemploi, sa permanence de fait, liée intrinsèquement à la question du progrès technique et industriel et comme s’il s’agissait d’un des fondamentaux de l’humanité. Nous assistons bien à un mouvement de fond, à l’affirmation d’une nouvelle culture du réemploi mais issue d’une culture plus ancienne. Le musée de Vassogne s’en fait l’écho.
Patrick DOUCET